Plus que huit minutes. Elle soupira, réprimant une nouvelle fois une envie mordante de tout arrêter, de repartir de cet arrêt de bus, de retourner vers lui. Il ne fallait pas. En ce moment, il devait être en train de passer ses examens, et elle, elle fuyait comme une lâche. C’est ainsi qu’il le prendrait en tout cas, c’est ainsi qu’elle l’aurait pris si la situation était inversée… Donc sans doute qu’elle le méritait. Mordillant légèrement sa lèvre à cette pensée, elle baissa les yeux vers ses mains, posées sur ses genoux depuis quelques secondes à peine, depuis qu’elle avait posé un énième regard sur sa montre. Il était sacrément long à venir ce bus, il se faisait désirer un peu trop à son goût et quelque part, elle se disait que c’était peut-être l’instance supérieure du monde qui lui envoyait des signaux d’alerte. Ne surtout pas partir. Mpf, qu’est ce qui pouvait bien la retenir à Santa Rosa ? Lui ? Tu parles… il serait parti d’ici quelques mois de toute manière, à la recherche d’un super job dans une super ville avec une super vie dans laquelle elle ne trouverait jamais sa place. Il avait une famille… et ça lui suffirait pour les années à suivre, pour combler le potentiel vide qu’elle allait laisser. Il n’avait pas besoin d’elle.

C’est ce dont elle se persuadait sans cesse, un message que son cerveau passait en boucle dans ses neurones et ce, depuis la matinée, depuis qu’elle avait commencé à plier ses quelques bagages. C’était son père qui l’avait décidée à faire le grand saut. Cet homme là, son dernier bout de famille dont elle n’avait jamais été très proche mais qui, elle le savait, ne voulait que le meilleur pour elle. Elle lui donnerait des nouvelles, sans aucun doute possible… si tant est qu’elles soient bonnes. Le regard perdu, elle sentit quelques gouttes de pluie venir s’abattre dans ses cheveux. C’était pas la saison idéale en ce moment. Il pleuvait souvent, et averse… rien de bien plaisant pour voyager mais est-ce qu’elle avait le choix après tout ? Le voyage à l’autre bout du pays ne se ferait pas tout seul et certainement pas en un claquement de doigt, alors il fallait qu’elle quitte le cocon aujourd’hui, pour pouvoir avancer. Rabattant sa capuche sur ta tête tout en venant serrer son gilet autour de ses épaules, elle soupira, rien qu’à l’idée d’être trempée avant que ce foutu bus ne se pointe. Pour couronner le tout elle était seule on ne peut plus seule à cet arrêt, comme si personne d’autre qu’elle à Santa Rosa n’aspirait à plus qu’une petite ville paumée. Quoique. Peut-être que les autres qui rêvaient d’aventure, avaient une voiture pour bien partir. Mais bon, elle n’était pas aussi riche que tout le monde il faut croire. Et puis d’ici peu, elle aurait de sacrées années d’études à payer, donc autant économiser, ce n’était pas les transports en commun qui pouvaient manquer à New York.

Heureusement pour elle, alors que les gouttes de pluie commençaient tout juste à être assez intenses pour rester humidifier sa peau, le moteur du bus vint rompre le silence autour d’elle. Un accès de bravoure et elle ramassa son sac, pour le porter sur son épaule et se préparer à monter, priant tous les dieux existants (auxquels elle ne croyait habituellement pas) de la laisser partir en paix, surtout sans qu’il ne soit là pour la retenir. Elle était juste… incapable de l’affronter. Incapable de lui demander de sacrifier ses rêves à lui, ses objectifs, sa famille pour elle… incapable de lui avouer qu’elle ne trouverait jamais sa place dans ses grandes études, tout simplement parce qu’elle n’était pas capable de distinguer des mathématiques complexes à du chinois. Elle n’était… simplement pas faite pour lui et quelque part, tout son esprit cherchait à se rassurer, alors qu’elle se persuadait qu’il s’en remettrait vite et que de toute manière, il arriverait à en faire craquer plus d’une avec ses phrases sans fin et ses paroles sans queue ni tête. Elle aurait pu esquisser un sourire à cette pensée, si seulement elle ne sentit pas enfin ce vide, qu’elle créait elle-même dans son propre cœur, dans son propre corps en partant. Elle n’avait plus le droit de reculer, elle leur avait déjà fait trop de mal… Serrant les dents au possible, elle grimpa dans le bus qui lui ouvrait de grandes portes, sans jeter un regard en arrière, de peur de le voir se profiler à l’horizon.

Trop douloureux. Ca avait définitivement été trop douloureux, trop dur. Marchant lentement dans le couloir du petit motel, elle s’arrêta devant le numéro 16, les yeux baissés vers la moquette sale. Encore une fois, il ne s’était pas donné la peine de payer l’hôtel le plus luxueux de la ville pour sa petite halte. Il pouvait partir du jour au lendemain, comme il l’avait toujours fait, comme ils l’avaient toujours fait depuis qu’il l’avait ramassée à la sortie de sa boîte de striptease. Elle ne voulait pas. Elle ne voulait pas se retrouver seule, alors qu’elle se retrouvait dans l’incapacité de savoir si oui ou non, elle aurait la force de quitter une nouvelle fois Santa Rosa. Elle était chez elle et étrangement, sans retrouver ses marques dans le cœur des uns et des autres… elle s’y sentait bien. Ces dernières années avaient été trop compliquées, comme si elle n’osait plus se lancer comme avant. Il ne s’attarderait pas à Santa Rosa pour elle et pourtant, il était encore là et ce soir… elle avait besoin de lui. C’est ainsi qu’alors qu’elle sentait sa gorge se serrer dans un nouveau spasme né du surplus de larmes qu’elle retenait depuis trop longtemps, elle frappa à la porte, avant de vaguement passer une main dans ses cheveux pour les mettre un peu plus en bataille encore. Elle n’arrivait pas à oublier. Ce regard plein de rancoeurs, ces paroles acerbes… lui, qui avait tout simplement changé, qui la détestait pour ce qu’elle avait fait… qui ne lui donnerait jamais une chance de s’expliquer, de lui faire comprendre, de parler ou de livrer ce qu’elle avait sur le cœur, ce qu’elle avait pu vivre pendant ce voyage fou.

L’abrutie, elle avait commencé par parler de son mariage… comme si lui faire comprendre qu’elle avait reconstruit sa vie l’espace d’un temps plus ou moins long, pouvait l’aider à lui pardonner. Quelle idiote. Il ouvrit la porte à la volée, elle sursauta légèrement. Il avait toujours eu cet air indescriptible, ce regard froid, cet air… détruit qui était assez terrifiant. Mais il avait toujours été là pour elle, à l’observer de loin, à veiller à ce que personne ne lui cherche des crosses… froid mais attachant à la fois, un vrai paradoxe à lui tout seul. Il était là pour elle en tout cas. « Je… j’passais juste… Dans le coin. » Dans un accès soudain de ridicule, sa voix était montée dans les aigus, si bien qu’elle ne trouva plus le moindre mot pour se donner un tant soit peu de crédibilité. Folie furieuse sur le moment, elle s’approcha de lui, pour venir se jeter dans ses bras, se serrer contre lui, contre ce torse aux allures terrifiantes qui s’avérait être un refuge chaud et presque réconfortant. Elle ne remarqua même pas qu’il serrait ses bras autour de son corps frêle, bien décidé à la rassurer, la consoler là où son cerveau qui avait toujours de bonnes excuses, ne trouvait plus rien à faire. Quelque part, elle les avait attendues, ces retrouvailles… avec Clyde. Mais elle ne les avait jamais imaginées aussi douloureuses, ce dont elle se rendit cruellement compte, alors que les pleurs venaient d’eux-mêmes. Un surplus, là où elle se rendait compte qu’elle avait tout simplement éradiqué toutes ses chances de bonheur en partant de Santa Rosa.

Il n’avait jamais cherché à en savoir plus sur sa vie, dans les quelques mois depuis lesquels ils traversaient le pays ensemble. Il ne lui avait jamais posé de questions sur son passé, comme si elle avait pu être une criminelle de haut vol sans qu’il en ait peur, sans qu’il la rejette. Ce soir encore, il se contentait de la laisser pleurer, sans parler. Il n’avait jamais trop parlé de toute manière… Elle s’était peu à peu habituée aux hommes qui parlent peu, là où Clyde avait toujours été expansif au possible. Son directeur d’Université, qui s’était contenté de la regarder froidement d’abord, avant de lui annoncer son renvoi, puis tous les patrons de toutes les boîtes dans lesquelles elle avait postulé avant de lui annoncer leur refus, puis tous les patrons des bars miteux et autres endroits pourris dans lesquels elle avait postulé avant de lui annoncer qu’elle était la bienvenue parmi les ratés… puis les clients qui l’avaient regardée se dénuder, trop occupés à mater pour se montrer humain et capables d’avoir une conscience. Aujourd’hui également, pour des retrouvailles, Clyde avait été froid, peu expansif… elle avait l’habitude mais étrangement, venant de lui ça n’était que plus douloureux. Cette distance marquait juste la fin de leur histoire… la vraie fin. Là où parfois elle avait pensé à lui, allongée dans son lit à observer le plafond de sa chambre, elle avait continué d’espérer qu’un jour, elle inventerait la machine à remonter le temps. C’était de sa faute après tout. Il ne pouvait pas savoir qu’à chaque fois qu’elle croisait le regard d’un homme, elle pensait au sien à lui, qu’à chaque fois qu’elle avait cru reconnaître sa silhouette dans la rue, elle était passée pour une folle qui suivait les gens. Et elle ne pourrait jamais le lui dire. Il ne voulait plus. C’était trop tard et définitivement, elle n’était qu’une serveuse, trop débile pour pouvoir inventer la machine à remonter le temps. Et ça faisait un mal de chien.