Ce n'est que lorsque l'on occupe l'avant dernière place qu'on remarque que la queue est longue. Très longue. C'est le premier jour de la nouvelle employée, et elle a du mal à s'organiser, m'explique calmement l'homme qui se trouve devant moi. Comme si j'en avais quelque chose à faire, que ce soit son premier jour et qu'elle soit une gourde qui n'arrive pas à se servir d'un ordinateur. Je veux juste avancer. Est-ce si difficile à comprendre? Apparemment oui, vu que personne ne bouge. Je me demande ce qui m'a pris d'accepter d'aller déposer les chèques de Harrys&Lotz, avocats depuis peu et qui exercent leur activité que je qualifierai de médiocre dans un cabinet du centre-ville de Denver. Et accessoirement, mes employeurs. Je n'aurais vraiment pas du venir, mais après avoir passé près d'une demi-journée assise en lisant la même page du même journal, j'avais besoin de prendre l'air. Et ici, l'air est étouffant et la chaleur moite ne fait qu'accentuer mon impatience. De toute évidence, la clim' est aussi défectueuse que la nouvelle employée.

Clic clic. Son stylo me ramène à la réalité, et à ma grande surprise, je me retrouve en face du guichet. « Que puis-je faire pour vous? » demande la nouvelle d'une voix nasillarde qui m'aurait fait rire si je n'avais pas patienté une demi-heure pour l'entendre. Je ne lui réponds pas, et lui tends d'un geste sec les chèques. Son sourire commercial qui est sans doute destiné à masquer sa nervosité s'évanouit. Je la fixe, elle me fixe. Je ne sais pas ce qu'elle attend, mais elle ferait mieux de se bouger avant que je ne sois vraiment énervée. Elle continue de me fixer. Et dans ma tête, j'entends presque un nerf lâcher. Ce nerf que l'on appelle la politesse et la patience.... « Bon, vous bougez vos fesses ou il faut vous aider? » L'incompréhension s'empare de son visage. Elle déglutit. « Oui, oui, je.. Je suis vraiment désolée, je ne sais pas ce qui... » « Je m'en fous. Encaissez-moi ces chèques parce que j'ai pas que ça à faire. » Elle baisse les yeux, et commence à remplir un formulaire à toute vitesse. Je ne savais même pas qu'on en avait besoin pour déposer des chèques... Cette femme est l'incompétence même. Chaque parcelle de son corps hurle: « On va me virer avant la fin de la journée! » , et son attitude n'arrange rien. Au contraire. Elle fait tomber des feuilles. Les ramasse. Fait tomber son stylo en se relevant. Se baisse. Elle pousse un cri. Bientôt suivie par d'autres. Perçants. Terrorisés.

Clic Clic. Un flingue. Deux personnes encagoulées et armées ont franchi les portes de la banque. Les cris stoppent au fur et à mesure que l'arme nargue l'assemblée. L'un deux s'avance, et s'approche du guichet où je me tiens. L'employée ne s'est toujours pas relevée mais on peut entendre distinctement ses sanglots irréguliers. L'individu dit quelque chose mais je suis tellement focalisée sur son arme que je ne comprends pas. Je peux juste déduire d'après le timbre de sa voix qu'il s'agit d'un homme. Un mouvement furtif sur ma droite m'indique que la pauvre femme lui a remis quelque chose, sans doute l'ensemble des caisses de la banque. Quelle idée, aussi, de confier tant d'argent à un boulet pareil. L'homme vérifie le paquet, puis s'éloigne, et ce n'est qu'en expirant avec soulagement que je me rends compte que j'ai retenu mon souffle tout ce temps. Je crois que tous les autres font de même, jusqu'à ce que deux employés de la banque plutôt costaud se placent devant la porte, barrant le passage aux deux braqueurs. L'espace d'un instant, je me demande s'ils sont sérieux. Vu leur air menaçant, ils le sont. « On a appelé la police, et verrouillé toutes les sorties. Personne ne bougera d'ici tant que nous n'aurons pas récupéré ce qui appartient à la banque. » Pour illustrer ses propos sans doute, il en empoigne un, qui à vrai dire a plutôt une allure de femme, empêchant tout mouvement de sa part. Le temps semble s'être arrêté. On attendrait presque qu'un débile surgisse de nulle part et hurle: « Surprise! Si vous aviez vu vos têtes! » Mais rien ne se passe. A vrai dire, le premier braqueur n'en mène pas large, et malgré sa cagoule, on peut voir clairement qu'il ne s'était pas préparé à ce retournement de situation. Il doit aussi se dire que chaque seconde qui passe le rapproche de la prison... Et soudain, il fait volte-face. Et pointe son flingue dans ma direction. « Toi. » Moi? Comment ça moi? Qu'est-ce que j'ai fait? Ce n'est sans doute pas de moi qu'il parle, mais de l'autre gourde d'employée. Je me tourne aussi, pour voir ce qu'elle va faire, mais elle n'est plus là. Elle s'est cassée la garce! Tout s’enchaîne très vite. Il franchit rapidement la distance qui nous sépare, et avant que je n'aie pu dire quoique ce soit, je me retrouve avec une arme contre la tempe. « Laissez-nous passer ou je la bute! » C'est à ce moment là, en général, qu'on voit sa vie défiler devant ses yeux. C'est mon cas. Je revois ma mère, me demandant si j'ai envie d'une autre barbapapa, mon prof d'espagnol du collège, duquel j'étais tombée amoureuse, mes amies du club écologiste du lycée, mon père, qui s'assurait que j'ai toujours sur moi un spray paralysant anti-agressions... Quelle ironie! Moi qui l'avais toujours pris pour un cinglé... Maintenant, j'ai vraiment peur. Je n'ai aucune idée de ce qu'ils vont faire de moi, ni d'où ils m'emmènent. Je ne rentrerai peut-être plus jamais chez moi. Mes parents n'auront jamais les moyens de payer une quelconque rançon, et je doute que Harrys&Lotz remarquent même mon absence. On s'éloigne. Je sais que je ne reverrai pas Denver de sitôt. La police me cherchera peut-être, mais je sais qu'ils n'arriveront à rien. Un beau jour, quelqu'un appliquera le tampon « affaire non résolue » sur mon dossier, et le laissera moisir dans un placard en compagnie des milliers d'autres. A leurs yeux, Skye Weston n'existera plus. Je suis tellement sous le choc que je remarque à peine qu'on me bâillonne et qu'on me fait de force entrer dans une voiture.

« Je vais enlever le drap, mais interdiction de crier. Compris ? » Je me contente de hocher la tête. Que veut-il que je réponde d'autre? Non, laissez moi ce drap, mon rêve le plus cher c'est de mourir asphyxiée. N'oubliez pas de jeter mon cadavre dans une forêt, à l'abri des regards, que je pourrisse en paix. Mais la douceur qui émane de ses propos m'empêche de déverser tout mon sarcasme sur lui. Bizarre, pour quelqu'un qu'il y a quelques heures à peine me menaçait avec son flingue. Il lève le drap, doucement, et je détaille pendant une longue minute son visage. Cet homme ne ferait même pas peur à une mouche. On voit parfaitement de l'appréhension dans son regard. J'avais raison, il ne s'était pas préparé à ce genre de situation. Il doit être vraiment idiot, ou alors il n'a jamais vu de films d'action de sa vie. On prépare toujours un plan B, et un plan B qui marche si possible. Ça éviterait de se retrouver avec une otage sur les bras et ne pas savoir quoi faire d'elle. La femme, c'est encore pire. Elle est carrément effrayée. Et oui, chérie, on va vous trouver et tu iras en prison! La tension est palpable, et le silence est si lourd que c'en est presque risible. Je finis par pousser un soupir. « Vous ne tiendrez même pas trois jours. » C'est vrai en plus. Ils auraient mieux fait de prendre l'employée.

« J'ai faim. » Je ne sais pas depuis combien de temps on roule, mais je suis sûre il est largement plus de midi. Les deux se regardent. Ils ne savent pas quoi faire. La femme, Maelys d'après ce que j'en ai entendu, me tend quelque chose qui ressemble à un sandwich entamé et emballé à moitié dans du papier aluminium. Je ne peux retenir une grimace. Ce truc – parce que je ne suis même pas sûre que ce soit comestible – a l'air vraiment dégueulasse. Et je ne tiens pas à savoir ce qu'est le machin jaune de substance indéfinissable qui menace de couler du pain. « Je ne vais quand même pas manger ça. » « C'est bon, c'est pas comme si c'était de la pisse. C'est un sandwich au jambon et au beurre. » « Je suis végétarienne. » « Et alors? » « Je ne peux pas manger ça. Vous avez pas un truc frais qui soit bio et qui si possible n'ait pas l'air vivant? » « Non. » « Bon, très bien. Si vous ne me donnez pas de la vraie bouffe à manger, je ne mangerai pas. Je suis sûre que vous saurez expliquer à la justice le pourquoi du comment je suis morte affamée. » Ils soupirent. Et ils finissent par s'arrêter.

[…]

« Je peux ouvrir la fenêtre? » « Pourquoi? » « Je me sens pas très bien. J'ai le mal des transports. » Maelys pousse un soupir agacé et je la vois lever les yeux au ciel dans le rétroviseur. Elle ouvre la fenêtre et l'air chaud s'engouffre dans l'habitacle. « En fait, c'est encore pire. Tu peux la refermer? » Soupir agacé bis. Elle la referme. « Non, c'était mieux avant. Tu peux la rouvrir? » « NON ELLE NE PEUT PAS! » « Relax, pas la peine de s'énerver. Mais après vous plaignez pas si je vomis partout. » Je ne sais pas ce qui le retient de me flanquer hors de sa voiture et de m'abandonner au beau milieu de nulle part, mais je le vois à deux doigts de craquer. « Maelys, ouvre cette foutue fenêtre s'il te plaît. » parvient-il à dire avec un semblant de calme. Je ne peux pas m'empêcher de rajouter « A moitié. ». Soupir agacé, troisième édition. Je n'ai peut-être aucune idée de notre destination, mais ce qui est sûr, c'est qu'il vont trouver ce voyage long. Très long.