« Je me tire. » je souffle tandis que la fumée de cigarette s'échappe, avec les mots, d'entre mes lèvres. Mon frère médite mes paroles durant quelques instants, les digère puis ouvre la bouche et la referme. L'ouvre à nouveau, hésite et hoche la tête en tirant sur la sienne. Nous sommes installé tous les deux sur le porche de la maison familiale, nos parents nous attendent pour passer au dessert, mais nous avons voulu sortir fumer pendant quelques minutes avant d'attaquer la délicieuse tarte de notre mère. « Sérieusement, Tyler. » j'insiste comme il me regarde avec des yeux suspicieux. J'ai vingt ans, il en a vingt-trois et croit que la vie se résume à notre petite île natale. Il est bien ici. Il a une fiancée. Enceinte jusqu'au cou, la fiancée. Il l'aime. Il a un boulot qu'il apprécie. « Et tes études ? » J'ai un rire, un peu moqueur, la fumée s'échappe encore, délivrant mes poumons. « Franchement, je ne m'attendais pas à ce que tu me sortes la carte des études. Maman, oui. Mais pas toi. » j'assène avec un sourire en coin. Je suis à la faculté de médecine et j'aime ça en un sens, mais ce n'est tout simplement pas pour moi. Il devrait le savoir, nous en parlons souvent. « Et on peut savoir où tu vas ? » Il écrase son mégot dans le cendrier qui nous fait face. Il est installé sur la balancelle où nous avons passé notre enfance ; notre mère nous y racontait des histoires de pirate. Cette pensée m'arrache un sourire distrait. « Oui, on peut. » Une lueur provocante brille dans mon regard. Il déteste lorsque je joue à ce jeu, mais tient bond. Pourtant, je ne continue pas. Alors, il lève les yeux au ciel, reprenant la question : « Alors ? Où est-ce que tu vas ? »

***

« Le continent. » J'ai l'impression d'avoir lâché la première bombe sur Pearl Harbor. Ma mère ouvre de grands yeux, doit se tenir à la nappe blanche immaculée qui recouvre la table. Mon père semble n'avoir même pas écouté, imperturbable. Toujours, comme le flic qu'il est. « Comment ça, le continent ? » lâche ma mère quand elle a retrouvé l'usage de la parole. Je vois mon frère qui se retient de rire, j'ai presque envie de lui enfoncer une fourchette dans la main. Rira-t-il encore à ce moment-là ? Pour le faire taire, je lui adresse un regard de reproche. Il me répond en levant les mains, tel un accusé clamant son innocence et je l'abandonne, reposant mes yeux clairs sur le visage de ma mère qui se décompose peu à peu. « Et tes études de médecine ? » reprend elle, la voix tremblante. Je me sens presque coupable de lui infliger cela, mais j'éprouve le pressant besoin de m'en aller, de quitter Hawaii et de découvrir un peu le monde. Alors je hausse les épaules, peu rassuré, mais c'est mon père qui prend la parole avant moi. « Du calme, Carole. Tu sais bien qu'il y a des écoles de médecine sur le continent. » fait-il en me souriant. Je rêve. Est-ce qu'il croit que j'ai postulé pour une université de l'Ivy League et que je suis accepté ? Écrasant ma main droite dans ma crinière, j'ébouriffe quelques mèches en grimaçant. « Ouais. À propos de ça... » je commence, mal à l'aise. Le couinement qui s'échappe des lèvres de ma mère m'indique qu'elle a compris. Je crois sincèrement qu'elle va se mettre à pleurer. « Je ne crois pas que médecine soit vraiment ma voie. » Mon regard papillonne. Mon père, ma mère. Ma mère, mon père. Elle me vrille de ses iris suppliant, et j'adresse un coup d’œil désespéré à mon frère. « Peut-être que ça lui fera du bien. Il gagnerait en expérience et... » La fin de sa phrase se meurt, parce que mon père vient d'avoir un grognement qui ne me dit rien qui vaille. Je me tourne vers lui. « Je ne sais pas quoi te dire, JJ. C'est ta vie. Tu as dix-neuf ans, tu as l'âge de prendre tes décisions. » J'inspire enfin. L'oxygène qui entre dans mes poumons me calme. « Je sais que c'est difficile pour vous de comprendre. Mais je n'ai pas été fait à partir d'un moule trop commun, vous le savez. » je m'explique en reprenant l'expression de ma mère. Il y a un silence. Et puis, il y a ma mère. « Quand est-ce que tu t'en vas ? »


« Les chevaux semblent t'avoir complètement adopté. » J'avale le contenu de mon verre cul sec. L'alcool s'enfonce dans ma gorge en laissant une trainée brûlante sur son passage. Sa remarque me fait rire et je ne me gêne pas. Mon camarade de boisson s'appelle Vaugh, il est propriétaire d'un ranch et il a accepté mon marché. Le Texas est le quatrième état que je visite. Je suis arrivé devant sa porte une année après mon départ d'Hawaii et, lorsque je lui ai dit que je cherchais du travail en échange d'un plat chaud, il a accepté. Puis m'a adopté pour la nuit, et ainsi de suite. Cela fait six jours et six nuits que je lui tiens compagnie. C'est un cow-boy solitaire. Mais qui apprécie la bonne compagnie. La preuve là, en cet instant, alors que son regard suit la serveuse qui vient de nous remettre deux verres. « On dirait bien. » Je souris en lui adressant un coup d’œil bourré de sous-entendu, ma tête penchant du côté de la jeune femme qui, très visiblement, lui plaît. « Alors, d'où est-ce qu'il vient le gamin ? » Je me tourne de l'autre côté. C'est l'autre serveuse qui s'adresse à Vaugh. Lui est un habitué, il connaît tout le monde et tout le monde le connaît. J'adore cette ambiance, j'adore ce village. « Il vient d'Hawaii. Là où les femmes t'accueillent avec un collier à fleurs. » J'éclate de rire en faisant claquer mon verre contre le sien, et avale à nouveau ma gorgée de liberté. Bizarrement, l'île ne me paraissait pas si fabuleuse lorsque j'y étais. Il ne faut pas se méprendre : j'adore mes origines. Mais, entouré par l'eau, il est impossible de se sentir réellement libre. L'île est cernée, a des limites. Le continent me semble plus vaste, me laisse rêveur. « Tu sais danser le... » Elle appuie son regard dans le mien, comme si j'aurais ainsi la capacité de lire dans son esprit et comprendre ce qu'elle signifiait. Et je comprends, en fait. « Le Hula ? » Encore une fois, l'éclat de mon rire claque dans l'ambiance confinée du bar. Ébouriffant mes cheveux d'une main assurée, un sourire immense illuminant mon visage, je hoche la tête en signe négatif. « J'étais du genre à pratiquer le surf plutôt que la danse. » Nos rires attirent le regard des gens éparpillés dans la pièce. La serveuse qui a tapé dans l’œil de Vaugh s'approche en souriant et il l'attrape par la taille, l'entrainant dans une danse. Je crois qu'il essaie d'imiter la danse hawaïenne, mais c'est un piètre résultat. S'apercevant que je me moque de lui, il m'inflige une légère claque derrière la tête. Alors cela me motive. J'attrape le verre qu'on vient de déposer devant moi, le vide d'une traite, le claque contre le bois massif et me lève. « Regarde et apprend mon vieux. » La fin de soirée est floue. J'ai trop bu. La liberté me va comme un gant.


Les traits sont précis, rapides tandis que les ombres prennent forme sur la feuille. Soudainement interrompu par la serveuse qui propose du café, je referme son carnet, relève la tête en souriant, tendant la tasse qui ne demande qu'à être remplie. Cela fait plusieurs jours que je m'installe dans son secteur, désireux qu'elle remarque en moi plus qu'un client, mais elle est bornée. « On se connaît. » lâché-je en reposant la tasse sur le bois de la table. Elle hausse un sourcil, soupire doucement et m'examine quelques secondes. Mais ce n'est pas une question. Je sais qu'on se connaît. A l'époque, elle n'était qu'une adolescente maigrichonne. Autant dire qu'elle a changé. « Jason Hilsworth. J'ai passé toutes mes vacances d'été ici jusqu'à mes dix-sept ans. On m'appelait JJ. » Elle hoche la tête et, durant quelques secondes, je me demande si elle ne le fait pas exprès. Certes, dans le temps, notre écart d'âge ne nous a pas vraiment permis d'apprendre à nous connaître, mais si je sais qui elle est, je ne vois aucune raison qui l'empêche à me remettre. « Je dois travailler. » assène-t-elle avec un geste en direction des tables derrière elle. J'acquiesce doucement, la laisse repartir en rouvrant mon carnet à dessin. Ses traits me sourient et j'y réponds, tandis que mon crayon reprend son ouvrage. Cette fois, elle s'en sort sans plus d'explication, mais je me promets d'essayer encore. Seulement parce que ce bout de femme m'intrigue. Alors je vais insister, et revenir ici tous les jours. Parce que la curiosité a toujours été mon vilain petit défaut.