« Samuel ? (...) SAMUUUEEEEL ? » Samantha Oaken avait beau s’égosiller à appeler son fils encore et encore, ce dernier ne lui répondait pas et rien ne laissait entendre qu’il était dans la maison. Elle soupira. Aucune inquiétude ne transparaissait sur son visage, l’idée même que son fils ait pu fuguer ou se faire enlever, ou encore qu’il ait eu un accident en allant jouer dehors, ne l’effleurait pas une seule seconde. Elle savait où il était.
Elle décrocha le combiné du téléphone fixe de la maison et composa le numéro de Freddie Oaken sans même prendre attention à où elle posait ses doigts. Ces derniers connaissaient l’emplacement des touches et s’y déposaient par pur réflexe. Elle avait appelé son beau père si souvent qu'elle connaissait son numéro par cœur. « Allo ? » La voix du vieil homme s'éleva à travers le combiné. « Allo, Freddie ? C’est Samantha. Tu peux dire à Samuel de rentrer s’il te plait, le dîner est prêt. Ça va refroidir. » Une légère lassitude s’était insinuée dans le timbre de sa voix. Son fils passait plus de temps avec son grand-père qu’avec sa propre mère, n’était-ce pas hallucinant ?
A l’autre bout du fil, Freddie Oaken observait son petit fils, âgé de huit ans. Ce dernier analysait, comme toujours, les différentes photos accrochées au-dessus du canapé en cuir du salon. Ces photos semblaient le fasciner. Elles montraient son mariage avec Norma – sa femme décédée que le petit n'avait jamais connu, leur jeunesse, leurs voyages, leurs amis, leurs deux enfants – dont Charlie, le père de Samuel. Elles étaient les témoins d’une existence bien remplie qui hypnotisait le petit garçon. Freddie reporta son attention sur le téléphone. « Il arrive tout de suite. » Sa belle-fille le remercia puis raccrocha. Tous deux s’appréciaient. Il n’y avait jamais eu de conflits familiaux chez les Oaken. Du moins, dans cette branche de la famille.
« Allez Sam, il est temps de rentrer. Ta mère t’attend pour manger. » Le jeune garçon reporta son attention sur son grand-père en fronçant les sourcils, ne pouvant s’empêcher de s’exclamer un « Déjà ? » déçu. Freddie sourit. Ce gosse était un ange.

Lorsque son portable sonna, le 7 janvier 2011, Samuel ne se doutait de rien. Il changeait le pneu arrière droit de la Chevrolet d’un ami, dans son garage. Concentré sur sa tâche. C’est pourquoi il ne prit pas l’appel. Quelques secondes plus tard, sa sonnerie - Highway To Hell de AC/DC - retentit de nouveau et, agacé d'être ainsi dérangé, il décrocha rageusement sans même prendre la peine de regarder qui l'appelait. « Allo ? » Le ton agressif de sa voix du décourager son interlocuteur car un silence de plusieurs dizaines de secondes, ponctué de bruits de respirations, s'installa. Lorsqu'enfin l'appelant se décida à dire quelque chose, Samuel identifia la voix de sa mère. Trop faible, trop incertaine. « Sa… Samuel ? C’… c’est moi… Je… Il… Samuel, il… » Il fronça les sourcils. Elle était en train de sangloter... Sa mère pleurait au téléphone. Il ne l'avait jamais vue ni entendue pleurer, ça n'était pas son genre. Samantha Oaken était une femme souriante, avec qui l'on aimait bavarder et rigoler. C'était une femme forte, endurcie par la vie. Le simple fait qu'elle bégaie n'annonçait rien de bon. Déjà, il présageait le pire. « Maman ? Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi tu pleures ? » L’inquiétude s’immisçait en lui très rapidement. Entendre sa génitrice dans un tel état le rendait nerveux, tendu. En un instant, il avait oublié la Chevrolet et son pneu, les soucis futiles de son quotidien tels que l'anniversaire de Sarah qu'il avait oublié, le dîner qu'il devait préparer, le chat de la voisine dont il fallait s'occuper, cette dernière étant partie en vacances pendant une semaine ; ne l’intéressait plus que sa mère si bouleversée.
Puis la nouvelle tomba. Nette. Claire. Ne laissant pas de place au doute, à l'erreur d’interprétation. Une nouvelle semblable à un poignard que l'on vous enfonce dans le cœur, transperçant votre vie, vos envies, vos espérances. « Ff… Freddie est mort. » Son cœur manqua un battement. « Il est mort, Sam. Cette nuit. Naturellement. Il avait 83 ans, c’est… c’est normal. Il n’a pas souffert. » Samuel n’était plus capable d’articuler un seul mot. Les yeux écarquillés, la bouche entrouverte, le teint pâle, il faisait peine à voir. Il entendait les sanglots de sa mère, au loin, déconnecté de toute réalité. Son grand-père était mort. Mort. Pourtant, il lui avait parlé deux jours auparavant par téléphone, et bien que sa voix lui ait paru faible, jamais il n’aurait imaginé qu’il puisse... mourir. Mourir. Brusquement ce verbe lui sembla laid, hideux, affreux, monstrueux. Par sa simple prononciation, il écorchait, il détruisait tout. Ce mot était une tornade, un tsunami, un cyclone, un séisme de force huit sur l'échelle de Richter. Il était le Mal, l'injustice. Pour Samuel, c’était tout bonnement impossible. Freddie Oaken était increvable. Immortel. Bien plus que son grand-père, il était Superman, celui qui réparait son vélo et lui avait offert son premier ballon de foot, celui qui avait toujours des anecdotes drôles à raconter, jamais les mêmes, celui chez qui il était toujours fourré étant gosse. Freddie Oaken ne pouvait pas être mort. « Les obsèques auront lieu la semaine prochaine. » Acheva sa mère, qui, découragée par le silence de son fils, finit par raccrocher après un faible « Viens me voir dès que possible... s'il te plait. »
Malgré le fait qu’il n’y ait plus personne à l’autre bout du fil, le jeune homme gardait son portable contre son oreille. Les doigts si crispés dessus que ses phalanges en devenaient blanches. Mort. Mort. Mort. Ce mot envahissait ses pensées.
Samuel ne réalisait pas.

Les "toutes mes condoléances", "Freddie était un type bien", "paix à son âme", "courage mon garçon", "il t'aimait beaucoup tu sais" s'enchaînaient. Il s'agissait là des gens du quartier, de la ville, de la famille. Il connaissait la plupart de ces personnes, sans surprise. Certaines vieilles femmes pleuraient, des femmes qui n'adressaient, en temps normal, presque jamais la parole à Freddie. Il se demandait combien d'entre elles pleuraient sincèrement. La plupart pleurait sans doute pour montrer qu'elles pleuraient. Une manière de dire "regardez, je pleure, je suis une femme bien et sensible". Il eut un haut-le-cœur. Tout cela le dégoutait.
Il aurait voulu s'enfuir en courant, vite, très vite, cracher au monde son chagrin, dire à ces gens qui n'avaient rien à faire là de partir, d'arrêter de pourrir les obsèques de son grand-père avec une peine hypocrite. Il aurait voulu qu'il ne soit jamais mort. Qu'il soit encore là, à rire en voyant un chien courir après un chat, à classer ses vieux vinyles, à parler de la pluie et du beau temps. Seulement ce qu'il voulait ne comptait pas.
La mâchoire serrée, il se tenait droit comme un I, regardait droit devant, fixant un point imaginaire. De loin, on aurait pu le prendre pour une statue, tellement il était figé et inexpressif. Il se plut à penser qu'il aurait voulu être une statue, vide de sentiments, d'émotions, vide de tout, pleine de pierres. En ce jour tragique, il ne trouvait que des avantages à vivre en tant que bout de plâtre, d'argile, de marbre et autres.
Reprenant lentement ses esprits, il constata que la cérémonie était sur le point de se terminer, enfin. La torture arrivait à son épilogue.
Lorsqu'elle prit fin pour de bon, il s'échappa discrètement, laissant sa mère avec le reste de la famille, la savant bien entourée. Il rejoint la chapelle, mais n'y entra pas, préférant la contourner et se cacher de tous derrière elle. Nerveusement, il sortit une cigarette, s'y reprit à plusieurs fois avant de pouvoir réussir à allumer son briquet, puis inhala la fumée. Ce qui ne lui procura aucun bien. Il était le même, avec ou sans tabac. Sans qu'il ne s'en aperçoive, les larmes commencèrent à couler, puis vinrent les tressauts, les gémissements, il évacuait tout ce qu'il avait réussi à contenir depuis l'annonce de sa mort.
Ce jour-là, Samuel Oaken pleura comme jamais auparavant.

T-shirts, pulls, jeans, joggings, bermudas, caleçons, chaussettes, chaussures. Il entassait toute son armoire dans une valise. Cela terminé, il prit tous ses CD, toutes ses compilations, et alla les ranger dans sa voiture. Dans un sac isotherme, il mit de l'eau, de la nourriture. Il n'oublia pas de se concocter une petite trousse de secours, comportant aspirines, désinfectant, pansements et bandages. Fin prêt, il prit la route. Ne laissant derrière lui qu'une lettre, sur la table de la cuisine.
Il partait pour la Route 66. Le rêve de son grand-père. Il partait faire son deuil. Oublier ou se souvenir à jamais, il ne savait pas encore très bien. Ce dont il était sûr, c'est qu'il ne pouvait pas reprendre sa petite routine comme si de rien n'était, comme si tout repartait comme avant alors que tout avait définitivement changé, il ne se sentait pas non plus capable d'affronter les regards désolés des voisins, des collègues, des amis. Pour l'argent, il tiendrait largement deux mois avec qu'il avait déjà. Et puis, il pourrait mettre ses talents de mécanicien à contribution. Il avait prit sa décision. Il partait. Car il en avait besoin, car il sentait qu'il en avait le devoir. Personne n'aurait été capable de l'en empêcher. Derrière lui, il laissait sa mère, sachant très bien qu'elle lui en voudrait une semaine tout au plus avant d'accepter son choix, il laissait Sarah aussi. La jolie Sarah. Elle, en revanche, lui en voudrait pour toujours. Il aurait pu l'emmener avec lui. Mais il ne voulait pas. Sarah et lui, c'était une histoire sans avenir. Alors, même si elle le considérait comme le pire salaud de Louisiane, il s'en foutait : il partait.