@ ANNAKARINAGIFS (tumblr)

Je suis partie. Je m'ennuyais trop là-bas. J'ai pris le train vers la Louisiane. Je ne sais pas bien pourquoi j'ai choisi cette destination là. Ca me semblait suffisamment loin. Jamais ils ne me reverront.

Dans un bar en Louisiane, Elisa boit son troisième verre. Elle n'a que dix-sept ans, mais personne ne lui demande de papiers. Elle est seule dans cet endroit un peu glauque et pourtant se sent plus libre qu'elle ne l'a jamais été à Waterville. C'était chez elle, et puis elle a décidé de partir. Désormais elle ne se considère plus chez elle nulle part. Il y a un type, au piano. Ce n'est pas la première fois qu'elle vient ici et ce n'est pas la première fois qu'elle le remarque. Parfois derrière le bar, souvent derrière le piano. Elisa a entendu quelqu'un l'appeler, une fois. Son nom est Saul. C'est un prénom qui lui plaît, il est doux mais court, il sonne bien.
Elle le regarde mais ne dit rien, boit son verre d'une traite. Elle se souvient de sa vie avant de venir ici. Elle allait au lycée, comme tout le monde, et connaissait tous ses camarades depuis qu'elle était née. Waterville n'était pas exactement le genre d'endroit que l'on quitte. Pourtant Elisa l'a fait et cela la soulage. Elle jette un coup d'oeil à sa montre. A l'heure qu'il est, ils doivent tous être déjà couchés, imagine-t-elle, comme si je n'avais jamais existé. Cette pensée ne l'attriste pas, car elle aussi les a déjà comme oubliés. Elisa se lève et quitte les lieux, tête engourdie et vue trouble. Le son du piano rythme ses pas, alors qu'elle sait qu'elle reviendra le lendemain, dès que le soleil sera couché. C'est à ce moment-là que Saul s'asseoit au piano et qu'il fait glisser ses mains sur chacune des touches, tandis qu'Elisa le contemple sans dire un mot.

J'ai tué un homme aujourd'hui. Ca a été furtif, rapide. Un coup de feu et la mort s'était emparée de lui. Aujourd'hui, je suis devenue une criminelle.

Elisa et Saul sont assis dans une voiture. Cela fait déjà trois jours, pense-t-elle. Et combien de temps est-ce que cela va durer ? Jusqu'à ce qu'on les arrête, sûrement. Elle soupire et se tourne vers le conducteur, Saul. C'est ensemble qu'ils l'ont tué, ensemble qu'ils fuient aujourd'hui. Elle pense qu'elle l'aime, mais elle se demande parfois si elle l'aimera encore longtemps. Elle voudrait que cette traque dure toujours, pour qu'ils ne soient pas séparés et pourtant se lasse de cette solitude.
Elle fronce les sourcils, comme lorsqu'elle s'apprête à dire quelque chose, et finalement se tait. Elle le contemple en silence. Autour d'eux, les paysages changent, mais l'intérieur de la voiture reste le même malgré les kilomètres qui passent : Saul, Elisa, et le souvenir de ce corps qu'ils ont laissé mourir.
Elisa ouvre la boîte à gants et attrape une paire de lunettes de soleil. Les rayons qui les atteignent réchauffent doucement leurs visages. « Saul ? » lance-t-elle à tout hasard avec un sourire enfantin, un sourire qui évoque ceux, timides, de ces poupées qui ne parlent pas. A la seule différence qu'Elisa, elle, c'est tout le contraire : elle dit ce qu'elle a envie de dire, tant pis si ça déplaît. Elle n'aime pas cacher les choses, c'est ainsi. Il tourne la tête vers elle et Elisa poursuit. « Quand est-ce qu'est la prochaine ville ? » Elle en avait assez de cette longue route. Elle était droite, sans aucune variation dans la constance du bitume. Il lui adresse ce visage qu'elle connaît par cœur : je n'en sais rien, semble-t-il dire.
Elisa lève les yeux au ciel. « Evidemment ! » Elle le dit avec un tel naturel qu'on ne peut même pas lui en vouloir. Cette remarque, qui dans d'autres bouches semblerait amère, est ici dite sur le ton de l'innocence. Elle s'empare de la carte, tente de la déchiffrer. Il faut croire qu'elle n'était pas faite pour partir sur les routes des Etats-Unis, car même une simple carte routière suffit à la perdre. Elle reconnaît le nom de cette ville qu'ils avaient traversé. Entre celle-là et la suivante, il n'y a que la route : il est évidemment impossible de savoir combien de kilomètres ils ont parcouru depuis la précédente bourgade. C'est ainsi que cela se passe à chaque fois. Au début cela énervait Elisa, mais à présent elle s'en moque. On verra bien jusqu'où on nous laissera aller.